Biodiversité : aménager en préservant le vivant
Depuis les années 1970, la communauté scientifique alerte les autorités et l’opinion publique sur le déclin de la biodiversité. Comme pour le changement climatique, l’humanité est responsable de cette disparition massive et rapide des populations de nombreuses espèces animales et végétales. L’une des causes principales est l’artificialisation et la destruction des habitats naturels sous la pression de l’expansion agricole, urbaine, industrielle, touristique…
Comme l’expliquent Jean-François Kalck et Christophe Derrien, parties prenantes de cette expertise au sein d’Artelia, l’ingénierie a un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre ce déclin, en intégrant pleinement la préservation et la restauration du vivant, tout au long de la conception et de la réalisation des aménagements et installations. Au regard des services fondamentaux que nous rend à chaque instant la nature (dits services écosystémiques), il ne s’agit pas seulement d’une question éthique, mais bien de l’équilibre et de la préservation de nos sociétés et de nos économies.
Comment se caractérise cet effondrement de la biodiversité ?
Christophe Derrien
Cet effondrement, car c’est bien le terme à employer, peut déjà s’observer au quotidien autour de nous. Il y a moins d’insectes et d’oiseaux : le Museum national d’histoire naturelle et la Ligue de protection des oiseaux ont constaté une perte d’environ 30 % des populations d’oiseaux en 30 ans. D’une manière générale, le monde sauvage recule face aux humains et à leurs animaux d’élevage qui constituent désormais l’écrasante majorité de la biomasse des mammifères.
Au fil des années, la multiplication des études scientifiques et des enquêtes participatives a permis d’étayer ces observations, en établissant des indicateurs précis sur l’état des écosystèmes. À l’image du GIEC pour le climat, l’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) publie régulièrement des synthèses, en s’appuyant sur l’analyse de milliers de publications scientifiques internationales.
Jean-François Kalck
Ces données mondiales convergent, alertant sur l’altération des milieux et le déclin des populations. Selon l’IPBES, 75 % de la surface terrestre et 66 % des océans sont altérés de manière significative, alors que 85 % des zones humides ont disparu en trois siècles. La population de la plupart des grands écosystèmes terrestres a diminué de 20 % en une centaine d’années, avec une accélération au cours des dernières décennies. Un million d’espèces sont déjà menacées d’extinction, sur les 8 millions que l’on estime présentes sur notre planète. Dans leur rapport 2024, Planète vivante, un système en péril, le WWF (World Wide Fund for Nature) et la ZSL (Zoological Society of London) insistent également sur la gravité de la situation, en déclarant qu’entre 1970 et 2020 la taille moyenne des populations d’animaux sauvages vertébrés, suivies par leurs soins, a diminué de 73 %.
Quelles en sont les causes et conséquences, notamment en matière de services écosystémiques ?
Jean-François Kalck
La première cause est la perte d’habitats liée à la destruction et à l’artificialisation des milieux naturels. Viennent ensuite la surexploitation du vivant (pèche, chasse, défrichements massifs…) et le dérèglement climatique qui aura dans les années à venir un impact de plus en plus important. La pollution de l’air, de l’eau, du sol et la dissémination d’espèces invasives constituent d’autres facteurs aggravants. De nombreuses collectivités sont actuellement confrontées à ces espèces invasives, parfois exotiques, qui prolifèrent au détriment des populations locales et peuvent être vectrices de risques sanitaires (moustiques tigres, fourmis électriques, frelons asiatiques, ambroisie, berce du Caucase…).
Les conséquences de cet effondrement sont considérables pour l’humanité, car notre survie dépend étroitement d’une multitude de processus naturels et gratuits, dits services écosystémiques : alimentation et matières premières, protection contre les catastrophes naturelles, santé… Ceux-ci sont regroupés en quatre catégories : services de soutien, services d’approvisionnement, services de régulation et services culturels. Les exemples sont nombreux, citons-en simplement deux : la pollinisation réalisée par les abeilles, dont dépend l’essentiel de notre alimentation, et la capacité des mangroves à protéger les côtes contre les tempêtes et l’érosion… Détruire la biodiversité au rythme actuel, revient donc à supprimer les bénéfices qu’apporte la nature aux sociétés humaines.
Christophe Derrien
En effet, cette notion de services écosystémiques est cruciale. Nous ne devons pas seulement protéger la nature pour des considérations altruistes et philosophiques, mais parce qu’elle est vitale pour le genre humain. L’espèce humaine a tendance à se penser comme extérieure à la nature qui l’environne, mais ce n’est pas le cas. Nous faisons partie de la biodiversité. Opposer biodiversité et économie, humanité et monde sauvage n’a donc aucun sens. Il y a urgence à raisonner à l’échelle du vivant. Lors de la COP 16 sur la biodiversité, qui s’est tenue en octobre 2024 à Cali en Colombie, il a été rappelé que 50 % du PIB mondial était ainsi directement dépendant de la biodiversité. C’est colossal !
Depuis les années 1970, le contexte règlementaire en faveur de la protection de la nature ne cesse de se renforcer dans de nombreux pays, comme en France où les études environnementales sont devenues obligatoires.
Qu’est-ce qui change actuellement au sein des métiers de l’ingénierie ? Est-ce que la prise en compte de la biodiversité progresse ?
Jean-François Kalck
Au cœur des études environnementales se trouve le concept ERC (Eviter, Réduire, Compenser). Cette approche est centrale dans les réglementations. Mais dans la pratique, les études règlementaires sont souvent réalisées lorsque le projet est déjà assez avancé, voire relativement figé, ce qui laisse peu de possibilités de travailler sur l’évitement des impacts avant qu’ils ne se produisent. Les ingénieurs ont donc mis en œuvre des démarches d’écoconception qui peuvent être initiées dès les phases préliminaires du projet et se poursuivre tout au long de sa réalisation. Chez Artelia, nous avons baptisé notre méthode d’écoconception TRACE (Track – Reduce – Avoid – Challenge – Engage). Elle permet d’identifier et d’encourager, le plus tôt possible et à toutes les étapes d’un projet, les choix permettant d’éviter les impacts, qu’ils soient liés à la biodiversité, au carbone, à la pollution ou à des préoccupations sociétales.
Christophe Derrien
En fait, tout est étroitement lié. Préserver ou restaurer une zone humide, un milieu généralement capable d’accueillir une riche biodiversité, c’est également améliorer la captation du carbone atmosphérique, tout en laissant à une rivière un espace d’épanchement des crues qui permet de réduire les risques d’inondation sur la zone urbaine située en aval. Concevoir et construire un aménagement durable, c’est prendre en compte tous ces éléments interdépendants, dont la biodiversité fait partie, et faire appel à plus de solutions fondées sur la nature (SFN) pour assurer la pérennité des investissements au sein des territoires et améliorer leur résilience.
L’un des progrès réalisés en matière de biodiversité, et plus généralement d’environnement, est que ces sujets, longtemps considérés comme extérieurs à nos métiers, deviennent aussi l’affaire des ingénieurs, au même titre que les objectifs d’efficacité fonctionnelle qui captaient jusque-là l’essentiel de leur attention. Nos équipes intègrent ainsi un nombre croissant d’écologues de projet qui travaillent en partenariat avec tous les autres spécialistes d’Artelia (hydrauliciens, génie-civilistes, énergéticiens, experts industriels, des transports et du bâtiment, sociologues…).
Concrètement sur quels types de projets déployez-vous votre démarche d’écoconception TRACE et à quelles opérations de préservation et de restauration de la biodiversité contribue Artelia ?
Christophe Derrien
En matière de biodiversité, nos interventions vont des inventaires de terrain (faune, flore, habitat), sur les sites d’accueil des projets, jusqu’aux plans de gestion écologiques, aux études de dépollution et à la maîtrise d’œuvre de renaturation pour recréer des milieux naturels. Actuellement, nous contribuons à la restauration de plusieurs zones humides (grand marais de Therouanne et zone du Hanfroest en France, marais Meder au Canada…). Nous participons également à la renaturation de friches industrielles et à la restauration de continuités écologiques. Nous effectuons aussi des études en vue de réduire la pollution lumineuse (trame noire), comme dans le parc naturel de Brière, sur l’île de Guérande.
Jean-François Kalck
Nous proposons notre expertise environnementale et notre démarche d’écoconception TRACE dans le cadre de projets variés (bâtiments, infrastructures de transport, installations énergétiques et industrielles…) avec la volonté de les améliorer sur le plan environnemental et social. Nous intervenons sur plusieurs projets d’interconnexion électrique en Afrique, notamment pour protéger les habitats critiques. Nous participons à des études similaires en Asie, par exemple au Vietnam où nous avons pointé les mesures d’atténuation à inclure pour protéger les oiseaux dans le cadre d’un projet de ligne à haute tension. En Indonésie, nos équipes viennent de terminer un inventaire de la biodiversité (faune, flore, habitat), en application des normes de performance de la Banque mondiale, pour un projet de barrage sur la rivière Uro.
Est-ce que ce sujet de la biodiversité commence à s’ancrer dans les préoccupations des donneurs d’ordre et des organismes de financement des aménagements ?
Jean-François Kalck
À ce jour, plus de 130 institutions financières et banques d’affaires internationales de premier ordre ont adhéré aux Principes de l’Équateur et intègrent notamment la destruction des habitats critiques dans leurs critères d’exclusion de financement des projets. De même, différents organismes, associations professionnelles, groupes de réflexion expriment une réelle volonté d’agir dans le sens de la protection de la biodiversité. Artelia contribue à certains d’entre eux. Notre groupe s’est également doté d’une grille de lecture ESG (Environmental & Social Governance), pour l’aider à analyser les projets qui lui sont proposés. Nous nous appuyons pour cela sur le comité RSE et plusieurs groupes de travail thématiques, dont celui sur la biodiversité, créé en 2016, au sein d’un comité transversal dédié à l’Environnement (Environment Business Booster).
Il reste toutefois beaucoup de pédagogie à faire pour que l’importance des enjeux pénètre vraiment les esprits et que la biodiversité soit perçue comme un atout à mobiliser pour aménager durablement les territoires, et non comme une contrainte supplémentaire au sein de projets aux budgets et aux plannings très serrés. Le bilan plutôt décevant de la COP 16 sur la biodiversité montre à quel point il est important de persévérer, en encourageant notamment, au niveau d’Artelia et tous ses métiers, le déploiement de démarches d’écoconception au service de l’ensemble des projets.
En parallèle, le PPCP sera expérimenté dans un troisième projet qui débutera en novembre, où, pour la première fois, des citoyens participeront directement comme parties prenantes individuelles. Des représentants citoyens rejoindront les Labs aux côtés des acteurs publics, privés et de la société civile, ouvrant de nouvelles voies pour l’engagement ascendant et la décision partagée.
À plus long terme, le PPCP est également exploré comme méthodologie prometteuse pour l’implication des parties prenantes dans les Études d’Impact Environnemental et Social. Son application pourrait aider les porteurs de projet et les autorités à associer plus efficacement les parties prenantes à la co-conception participative des mesures de réduction et d’adaptation des projets d’infrastructures.
Publié le 1er novembre 2024.